UN LIVRE DE FEU
L'obscurité gagnait et, une fois la cigarette fumée, Liesel et Hans Hubermann s'apprêtèrent à rentrer. Pour quitter la place, ils devraient passer devant l'emplacement du feu de joie et emprunter une petite rue adjacente à la rue de Munich. Ils n'allèrent pas jusque-là.
Un homme d'une cinquantaine d'années les interpella. C'était Wolfgang Edel, un charpentier. Il avait construit les estrades sur lesquelles les autorités nazies étaient juchées et il était en train de les démonter. «Hans Hubermann ? » Il avait de longs favoris et une voix caverneuse. « Hansi !»
« Salut, Wolfal », répondit Hans. Il le présenta à la fillette. Un «Hei/ Hitler» résonna. « Bien, Liesel. »
Pendant quelques minutes, Liesel se tint un peu à l'écart. Des bribes de conversation lui parvenaient, mais elle n'y prêtait guère attention.
«Tu as beaucoup de travail ?
— Non, c'est très calme, maintenant. Tu sais ce que c'est, surtout quand on n'est pas membre.
— Tu m'as dit que tu allais adhérer, Hansi.
— J'ai essayé, mais j'ai commis une erreur. À mon avis, ils sont encore en train d'y réfléchir. »
* * *
Liesel s'aventura du côté du tas de cendres. C'était comme un aimant, quelque chose de monstrueux qui attirait irrésistiblement le regard, à l'instar de la rue des étoiles jaunes.
De même qu'elle n'avait pu se retenir d'aller voir le feu, elle était incapable de détourner les yeux des restes du bûcher. D'elle-même, elle n'avait pas suffisamment de volonté pour s'en tenir à distance. Elle s'en approcha, littéralement aspirée par eux.
Au-dessus de sa tête, le ciel finissait de s'obscurcir, mais au loin, au-dessus de la croupe des montagnes, un reste de lumière grise persistait.
«Pass auf, Kind», lui dit à un moment quelqu'un en uniforme qui vidait des pelletées de cendres dans une charrette. «Attention, petite. »
Près de l'hôtel de ville, sous un lampadaire, des ombres étaient en train de bavarder, certainement pour se féliciter du succès de la manifestation. De là où elle se trouvait, Liesel n'entendait que le son de leurs voix, pas les mots prononcés.
Pendant quelques minutes, elle observa les hommes qui déblayaient, en attaquant la pile à la base pour qu'elle s'effondre plus vite. Ils faisaient des allers et retours vers un camion et, au bout de la troisième fois, une petite quantité de matériau vivant s'échappa du cœur des cendres.
LE
MATÉRIAU
La moitié d'un drapeau rouge, deux affiches
vantant
un poète juif, trois livres et un panneau de bois
avec une inscription en hébreu.
Peut-être ces objets étaient-ils humides. Ou alors, le feu n'avait pas duré assez longtemps pour atteindre la profondeur à laquelle ils se trouvaient. Toujours est-il qu'ils étaient serrés les uns contre les autres parmi les cendres, tout secoués. Des survivants.
«Trois livres », murmura Liesel, le regard fixé sur le dos des hommes à la pelle.
«Dépêchons-nous, dit l'un d'eux. On s'en va, j'ai l'estomac dans les talons. »
Ils se dirigèrent vers le camion.
Le trio de livres pointait son nez.
Lis a s'approcha.
Le tas de cendres dégageait encore assez de chaleur pour la réchauffer quand elle se tint devant. Elle y mit la main, puis la retira vivement en sentant une brûlure. Elle fut plus rapide lors de sa seconde tentative et s'empara du livre le plus proche. Il était chaud, mais humide, et seuls les bords avaient brûlé. Le reste était intact.
Il était bleu.
Au toucher, la couverture semblait tissée de centaines de fils. Des lettres rouges s'imprimaient sur ces fibres. Liesel put lire un seul mot : «Epaule ». Elle n'avait pas le temps de déchiffrer le reste et il y avait un problème. La fumée.
De la fumée sortait de la couverture lorsqu'elle s'éloigna en toute hâte avec le livre. Elle fonçait tête baissée et, à chaque enjambée, elle se rendait compte combien il était difficile de garder son sang-froid. La voix s'éleva au bout de quatorze pas.
Elle se dressa derrière elle.
«Hé ! »
Liesel faillit lancer le livre dans la pile et se mettre à courir, mais elle en était incapable. Tourner la tête était le seul geste qu'elle avait à sa disposition.
«Il y a des trucs qui n'ont pas brûlé là-dedans !» C'était l'un des hommes qui avaient nettoyé les cendres. Il n'était pas tourné vers Liesel, mais vers les gens debout près de l'hôtel de ville.
«Eh bien, faites-les flamber à nouveau ! fut la réponse. Et attendez qu'ils se soient consumés !
— Je crois qu'ils sont humides !
— Seigneur, je dois vraiment tout faire moi-même ! » Un bruit de pas. C'était le maire, un manteau noir jeté sur son uniforme nazi. Il ne remarqua pas la fillette qui se tenait un peu plus loin, parfaitement immobile.
UNE IDÉE COMME
ÇA
Une statue de la voleuse de livres se dressait
sur la place.
Il est rare qu'une statue existe avant que son modèle
soit devenu célèbre, n'est-ce pas?
Elle manqua défaillir.
L'excitation de passer inaperçue !
Le livre avait suffisamment refroidi pour qu'elle puisse le glisser sous son uniforme. Au début, il lui chauffa gentiment le torse mais, lorsqu'elle se mit en marche, il redevint chaud.
Au moment où elle rejoignit Hans Hubermann et
Wolfgang Edel, il commençait à la brûler. C'était comme s'il prenait feu.
Les deux hommes la regardèrent.
Elle leur sourit.
En même temps, elle sentit quelque chose d'autre. Ou plus exactement quelqu'un d'autre. Pas d'erreur, on l'observait. Un regard était posé sur elle. Elle en eut la confirmation lorsqu'elle osa se tourner vers les ombres réunies près de l'hôtel de ville. Une autre silhouette se tenait en retrait, à quelques mètres, et Liesel prit conscience de deux choses.
PETITS ÉLÉMENTS
DE RECONNAISSANCE
1. L'identité de l'ombre.
2. Le fait qu'elle avait tout vu.
L'ombre avait les mains dans les poches de son manteau.
Elle avait des cheveux flous.
Si son visage avait été visible, il aurait eu une expression douloureuse.
«Gottverdammt, siffla Liesel entre ses dents. Nom de Dieu !
« On y va?»
Pendant que Liesel prenait un risque inouï, Papa avait dit au revoir à Wolfgang Edel et il était prêt à la raccompagner à la maison.
«On y va. »
Ils laissèrent derrière eux la scène de crime. Le livre la brûlait bel et bien, maintenant. Le Haussement d'épaules s'était collé contre sa cage thoracique.
Tandis qu'ils dépassaient les ombres incertaines de l'hôtel de ville, la voleuse de livres grimaça de douleur.
«Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Papa.
— Rien. »
Il y avait pourtant un certain nombre de choses qui n'allaient pas du tout:
De la fumée sortait du col de Liesel.
Un collier de sueur s'était formé autour de sa gorge. Sous sa chemise, un livre était en train de la dévorer.